vendredi 6 février 2009

Les attitudes des Amazighophones à l'égard de Tamazight ; pas beau à voir !

Kamal BOUAMARA et Alaoua RABEHI donnent leur appréciation des attitudes des Amazighophones à l'égard de Tamazight. C'est un document qui m'a été remis par Kamal BOUAMARA. Voici l'integralité de cette "appréciation" qui a déjà parru dans l'un des numéros de la revue culturelle " Passerelles". Bonne lecture !

Les attitudes des Amazighophones à l’égard de tamazight : pas beau à voir

Par Kamal BOUAMARA & Allaoua RABEHI (*)

Introduction

Commençons par cette réflexion de Cheikh Mohand Ou Lhocine : deux de ses disciples lui soumirent un jour la question d’ordre axiologique suivante : « De la Vérité et de la Prière, quelle est la valeur la plus cardinale ? » Sans ambages, le Cheikh répondit : « Si la Vérité est, pourquoi prions-nous chaque jour ? » En ce qui nous concerne, nous ne pouvons qu’adhérer à ce précepte philosophique. Ainsi, parce que la seconde, d’ordre pratique, est pour ainsi dire une simple application d’un dogme figé ; tandis que la première, plus difficile d’accès pour le commun des mortels, relève plus de la réflexion dans un cadre philosophique ou éthique bien déterminé et de la recherche fondée sur l’observation participante et l’expérience humaine : c’est pour cela que la (ou les) vérité(s), toujours relative(s), n’est (ne sont) pas un (des) donné(s) en soi. En effet, hormis la vérité d’ordre religieuse dont on dit qu’elle est « révélée » et toute faite, celle(s) des faits sociaux et sociétaux — puisque c’est de celle(s)-là que nous voudrions discuter ici — loin d’être déjà établie(s), est (sont) au contraire à chercher et à corriger sans cesse.

Le sujet dont nous voulons traiter ici a peu à voir avec la réflexion du Cheikh ; il n’a pas non plus un lien direct avec la philosophie ou l’éthique : nous n’avons pas en effet la prétention de faire œuvre de philosophe, dont la profession ou le métier (ou est-ce une vocation ?) est de contribuer, par les débats interminables qu’ils suscitent, à la recherche de la Vérité, celle des idées en particulier. Notre propos est d’une toute autre nature. Il s’agit en fait de la description (et, secondairement, de l’explication ou, mieux, de l’interprétation) d’un fait de société observable. Mais la description, pour qu’elle ait un impact, doit répondre à certaines exigences comme, entre autres, l’adéquation (relative) entre le discours développé et la réalité dont on veut rendre compte. Par ailleurs, une telle description exige de l’agent descripteur un déploiement continu d’efforts pour combattre sans cesse l’hypocrisie ambiante, autrement dit pour « révéler » une certaine vérité (en kabyle, on dit plutôt sekfel-d tidet, « exhumer, ressusciter la vérité»).

Le(s) terrain(s) d’observation

En tant qu’enseignants et chercheurs à l’Université de Béjaïa (depuis 1995), il nous a été donné d’observer, non pas comme de simples observateurs extérieurs, mais en tant qu’observateurs participants, un phénomène social d’une extrême gravité. Notre observation a donc duré plus de dix ans. Qu’avons-nous observé au juste, de quoi voudrions-nous rendre compte ? Il s’agit des attitudes incongrues des Berbérophones à l’égard de tamazight, qui est (censé être) leur langue et leur culture maternelles. De toute évidence, il nous est impossible de prendre en considération tous les locuteurs de cette langue, c’est la raison pour laquelle nous nous en limiterons volontiers à une seule catégorie, à savoir la « communauté universitaire » de Béjaïa. Le choix de cette « communauté » est loin d’être fortuit : il a en effet été opéré sur la base de deux critères : d’un côté, ladite communauté compte aujourd’hui (2007) un peu plus de 30 000 étudiants (dont l’écrasante majorité sont des Berbérophones), plus de 700 enseignants permanents et plusieurs centaines d’agents techniques et administratifs ; de l’autre, elle est censée être l’un des lieux privilégiés de formation de futurs cadres, enseignants, chercheurs et intellectuels de ce pays. C’est en principe de là que les « grandes » idées devraient jaillir ; que les mouvements de contestation devraient prendre racine ; que les « vrais » débats devraient être suscités, etc. Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il n’y a rien (ou presque) de cela depuis des décennies. Mais ne perdons pas le fil de notre discussion, ce n’est pas de la profonde léthargie — entre autres maux — dont souffre l’université algérienne qu’il s’agit ici. Il est question, rappelons-le, de rendre compte des attitudes des membres de la « communauté universitaire » de Béjaïa à l’égard de tamazight.

Cette région est, politiquement, connue à l’échelle nationale, voire internationale par les nombreux mouvements de contestation « populaires » qu’elle a initiés. Entres autres mobilisations de masse, nous citerons les deux printemps (avril 1980 et avril 2001) et les évènements de mai 1981 survenus dans la région de Bgayet. A chaque fois la « question » amazighe a été posée, mais elle a très souvent été amalgamée à une autre « question » d’ordre national, voire internationale, comme « tamazight …et le socialisme, les droits de l’Homme, la démocratie, la résistance à l’intégrisme islamiste, la réconciliation nationale ...», etc. Autant dire qu’elle n’a jamais accédé à l’espace public seule et n’a nullement pas été posée pour elle-même. C’est ce qui a fait dire à certains que cette « question » a été trop politisée, voire même « idéologisée ». Mais, d’un autre côté, c’est grâce à toutes ces actions que la Kabylie est connue et réputée pour être l’un, sinon le bastion de la revendication linguistique et identitaire amazighes en Algérie. En conséquence, cette région est devenue pour de nombreuses autres régions berbérophones d’Algérie, du Maroc, de Libye, etc., comme un «modèle» de résistance et de militantisme qu’il faut suivre à tout prix.

Il va sans dire que de tous ces mouvements successifs de revendication ont émergé divers discours, lesquels sont, le plus souvent, à la fois tacites et diffus. Aux yeux du reste du monde, la population de cette région apparaît en conséquence comme une communauté d’usagers qui affiche, à l’égard de tamazight (langue, culture et identité), des attitudes plus qu’actives, favorables à sa reconnaissance juridique et à sa prise en charge effective par les pouvoirs publics. Voilà pour ce qui est du paraître.

De quoi s’agit-il ? De l’être et du paraître.

Venons-en maintenant à son être, c’est-à-dire à la réalité – telle que nous la percevons. On sait que dans toutes les sociétés humaines, une différence, plus ou moins importante, existe entre son être (caché) et son paraître (affiché); et il faut ajouter tout de suite que l’excès de ce dernier cache très souvent le défaut du premier. Nous postulons que la population de Kabylie n’échappe pas à ces deux règles. En gros, ce dont manque l’être du groupe social kabyle est en conséquence «compensé» par le paraître qu’il affiche aux yeux de l’Autre. Comment et par quels moyens ? Cette «compensation» se fait, entre autres, par le biais de discours qu’on développe et diffuse parmi les populations concernées ; lesquelles, à leur tour, lui donnent de l’amplitude. Donnons-en un exemple : Il est rapporté, par exemple, que tamazight est tout à fait prête à être une langue officielle ; à l’instar de l’arabe et que le seul vrai rempart à son officialisation est le refus catégorique de l’Etat algérien. Voici en gros les termes de ce raisonnement : d’un côté, il y aurait l’ «Etat» et, de l’autre, la « population » ; on dit que la balle serait du seul côté de cet «Etat» que l’on désigne du doigt. Mais s’est-on vraiment demandé qui est cet Etat ? Est-il une extériorité à cette «population» revendicatrice ? Ces pouvoirs publics qui s’entêtaient à ne pas conférer à tamazight un statut juridique officiel, constituent-ils un pouvoir allogène, à l’image de la France coloniale, par exemple ? Gageons que c’est non. Chacun sait en effet que l’Etat algérien est, depuis sa naissance en 1962-63, composé d’Arabophones et de Berbérophones (issus de toutes les régions du pays). Qu’ont fait ces derniers pour mettre sur un pied d’égalité le tamazight et l’arabe ? Ou, mieux, que n’ont-ils pas fait pour que tamazight n’accède pas officiellement au statut de langue, puis de langue algérienne ? Mais avant de se poser cette dernière question, il fallait d’abord se demander si les Berbérophones (ceux de la « haute cour» et ceux des paliers inférieurs) avaient conscience qu’ils appartiennent à la même « communauté de langue et de culture » et qu’ils ont, par conséquent, des intérêts (linguistiques et identitaires) communs à défendre et à faire valoir devant les autres communautés algériennes. La réponse est, notre avis, négative. Pourquoi ?

Le rejet est également interne !

Notre hypothèse-explication est à ce propos la suivante. La co-présence du berbère – comme langue (culture) endogène, mais non reconnue par le pouvoir en place – et d’une seconde langue (et culture) – comme langue allogène, mais toujours officielle cependant, a fait des Berbérophones (tous azimuts) des étrangers sur leur propre sol et, par conséquent, des éternels dominés. En effet, aussi loin que nous remontions dans l’histoire de cette région du nord de l’Afrique, nous remarquerons que ce même schéma se répète sans changement aucun. Ainsi, (pour ne pas remonter plus loin dans l’histoire) entre 1830 et 1962, le tamazight a « co-existé » avec le français ; de 1962 à nos jours, il partage son espace vital avec deux langues (et cultures), l’arabe et le français. Précisons par ailleurs que cette « co-présence » ne ressortit pas à un bi- ou multilinguisme, phénomène où les langues en présence se respectent mutuellement et vivent, selon les situations considérées, en concurrence ou en complémentarité. Ici, le tamazight n’était (n’est) pas considéré par les pouvoirs publics algériens (y compris les Berbérophones eux-mêmes, notamment ceux de la « haute cour ») comme une langue (culture) et, encore moins, comme une langue (et culture) à part entière. En effet, l’inculture ambiante aidant, tamazight était, selon ces gens, tout au plus un « dialecte ». Pour preuve, il suffit de se rappeler les différents contre arguments que ces pouvoirs successifs ont développés depuis 1962 pour tenter de nous convaincre (en vain !) que tamazight n’est pas une langue (culture) algérienne. Le dernier en date, par exemple, disait que «les Berbères seraient venus du Yémen !» et seraient donc d’origine arabe. Mais, si c’était le cas, par quel miracle auraient-ils fini par « devenir » berbérophones ? Comment et pourquoi auraient-ils perdu leur « arabité » en cours de route de l’histoire ? Les tenants de cette « thèse » farfelue ont peut-être une réponse.

Il s’en infère donc que le rapport qui lie les deux langues sus-citées à tamazight est on ne peut plus clair celui de dominant à dominé, voire de colonisateur à colonisé. Cette « endocolonisation » ne manifeste pas sa présence sur le plan juridique seulement, elle est encore plus réelle et concrète sur le terrain. Cette langue n’a, jusque récemment, pas (ou peu) d’accès aux institutions de l’Etat algérien, comme les écoles et l’Université, les mosquées, les palais de justice, les sièges des services de l’ordre, la télévision, etc. En effet, hormis cet article de la constitution (nous parions qu’il a été voté par dépit) qui lui a conféré le statut de « langue nationale également » en 2002, il n’y a depuis aucun texte réglementaire qui s’en soit suivi. Sur le terrain, l’espace vital de la berbérophonie, qui se rétrécit chaque jour un peu plus, est menacé de disparition à jamais. En effet, les Berbérophones, jeunes et moins jeunes, sont, dans leur propre environnement, quotidiennement violontés (symboliquement et autrement) par la présence imposante de ces deux langues dominantes et la présence timide de tamazight (langue, culture et histoire). En effet, ces derniers aspects brillent par leur absence dans les programmes scolaires et universitaires et dans ceux que diffusent les différents canaux officiels de la télévision algérienne. Dans les palais de justice et devant les agents de l’ordre, il est recommandé de parler la « langue officielle ». Sur le plan de la présence graphique, nos villes (grandes et petites) ressemblent à des villes françaises ou arabes : les deux langues dominantes y sont présentes sur les murs en effet, et pas tamazight. Comment espérons-nous faire de tamazight une langue nationale, en l’absence de textes réglementaires qui recommanderaient aux personnes (physiques et morales) et aux institutions de l’Etat (écoles, universités, maisons de culture, palais de justice, APC, APW, etc.) de préserver cette langue et de la promouvoir ? Voilà pour le conditionnement linguistique et culturel dans lequel sont savamment maintenus les Imazighen depuis 1962.

Comment se manifeste ce rejet ?

Cette domination transhistorique des Berbères par les uns et les autres, qui a atteint, à des degrés différents, les groups berbérophones dans leurs corps et âme, a fini par donner naissance à des maux divers dans ces groupes ; ces maux (ou, mieux, ces aliénations) se situent sur un long continuum et manifestent leur présence à travers les attitudes incongrues que les individus et les groupes concernés affichent à l’égard de leurs langue et culture. Selon l’ordre décroissant de gravité, on distinguera cinq types d’attitudes : 1) la haine de soi ; 2). le mépris; 3. l’indifférence ; 4) la passivité ; 5) la résistance à tout germe de changement (dû au poids de la tradition).

De la haine de soi

Le mal extrême que génère la domination (linguistique et culturelle) d’un peuple, en l’occurrence les Berbères, est certainement la haine de soi. A cause de celle-ci, le patient (individu ou groupe) commence d’abord par regretter d’être né Berbère (ou d’en avoir un comme parent ou aïeul) ; le regret ressassé l’amène à un autre stade : il brûle de désir d’« appartenir » au groupe dominant de son choix. Cette aliénation l’amène enfin à « changer » de peau et de personnalité, après qu’il ait fini par tout « oublier » (langue, culture, etc.) et mépriser tout ce qui le liait à son groupe d’origine, et par apprendre la langue et la culture de son groupe d’élection. Ce prétendu « changement » est bien entendu perçu par ces patients comme une véritable « libération », voire comme une « promotion » culturelle, voire ethnique. Ne connaissons-nous pas tous des hommes politiques tristement célèbres, des historiens ou historiographes et autres hommes dits « de culture » algériens berbérophones qui prétendent être plus « arabes » que les Arabes ou plus « français » que les Français ? Ne citons pas de noms. C’est dans ce triste cadre que tamazight se trouve doublement stigmatisée par le pouvoir et les locuteurs natifs et le phénomène continue aujourd’hui sous nos yeux.

Du mépris

Le « mépris » est, pour ainsi dire, moins grave que la « haine de soi », mais il n’en constitue pas moins une aliénation d’ordre culturel, laquelle est générée par les effets pervers de la domination. Pour cette dernière catégorie de patients, tout ce qui émane de « son » groupe d’origine serait « anachronique », « négatif », voire même « nul ». Ces aliénés sont par ailleurs toujours les premiers à dévaloriser les biens (symboliques ou autres) appartenant à son « ex-groupe ». Ainsi, ils dédaignent, par exemple, de parler berbère ; ils l’ont en horreur ; ils lui préfèrent d’autres langues dites de « prestige », ou de « porteuses de visas à l’étranger », comme celles de Voltaire et de Shakespeare, ou celle d’Al-Buhturi. Ils vont jusqu’à tourner en dérision ceux qui optent volontairement pour le cursus (de licence) de tamazight; ils les considèrent comme des « attardés », comme des « inconscients qui ne pensent pas à leur avenir » ; eux, les « futés », optent consciemment pour les cursus qui sont dispensés dans l’une ou l’autre de ces langues, parce qu’ils comptent rejoindre les pays de leur prédilection respectifs ; ils pensent également à l’avenir de leurs rejetons, qu’ils comptent destiner à l’exportation : ils leur choisissent des prénoms occidentaux ou, à la limite, orientaux ; dès qu’ils sont nés, ils leur apprennent le français dans le berceau, à la maison ; dehors aussi, les mamans et leurs enfants parlent couramment et naturellement le français, pourquoi ? Parce que ces « futés » sont par ailleurs stratèges : ainsi, pour que leurs rejetons puissent s’intégrer sans heurts ni accros en cas d’exportation.

Quand ce n’est pas la promotion culturelle ou sociale d’ici-bas qui est convoitée, il s’agit alors de l’espoir non moins chimérique d’avoir une place au paradis. Autrement dit, si les langues occidentales offrent d’innombrables possibilités d’embauche et par là-même le paradis terrestre, la langue sémitique par excellence, vendue concomitamment avec l’islam, offrirait, quant à elle, le paradis céleste.

Il est une autre langue, l’arabe dit dialectal (dit aussi algérien, maghrébin), une même sorte « d’arabo-berbéro-machin », qui est un concurrent sérieux à tamazight jusque dans ses derniers retranchements. Pourquoi ? C’est en raison de la vieille croyance mythique que voici : pour « être citadin », il faut parler autre chose que berbère, parce que le Berbère habiterait les montagnes et que sa langue, langue de la paysannerie, ne serait pas porteuse de civilisation, donc de modernité.

De l’indifférence

Celui qui méprise est conscient que la chose méprisée est et existe ; ce n’est pas le cas de l’indifférent : lui, il s’en moque ! Ils vivent dans un monde imaginé et imaginaire où il n’y a que des X, des molécules et des neutrons, des cellules animales et végétales… A force de manipuler tous ces éléments, ils finissent par « se passer » du monde réel et de ses déboires ; ils finissent par s’identifier à cette langue stérile. Frappés d’une inconscience irréversible, ils ne se rendent pas compte que les sociétés humaines sont diverses, qu’elles ont leurs différences : langues cultures, histoires, etc. Ils pensent que le fait d’appartenir ou d’adhérer à telle ou à telle « communauté scientifique ou religieuse » leur suffit amplement, ils oublient même le sol où ils posent les pieds. Il est vrai qu’on peut appartenir, parallèlement ou simultanément, à deux ou plusieurs communautés d’ordre différent, mais ils ne se rendent pas compte du fait qu’avant d’adhérer à une « communauté scientifique ou religieuse », on s’inscrit, que nous le voulions ou non, dans une « communauté linguistique et culturelle » de ses origines. « Que ferions-nous avec tamazight, disent-ils, puisqu’il y a d’autres langues plus élaborées, des « langues de travail », des « langues de pain » ? Nous n’oublierons pas l’exemple du collègue qui disait un jour que, s’il était le maître du monde, il ferait disparaître toutes les langues à l’exception de l’anglais, dont il généraliserait l’enseignement à toute l’humanité.

De la passivité

Les patients passifs, osons le pléonasme, s’en tiennent aux usages traditionnels de la langue amazighe, celui à l’échelle domestique, dans la discussion courante, entre amis, dans le chant ou la poésie, par exemple ; tamazight étant une langue orale, personne parmi cette frange n’essaie d’apprendre à écrire, pas même son nom. Inconsciemment, ils la maintiennent en l’état comme s’il s’agissait d’une langue à tradition orale sacrée et dont l’écriture serait un sacrilège. Nous pouvons ajouter à ce type de patients ceux, notamment, qui, obéissant au hadith de Muhammad qui stipule que « qui apprend la langue d’une nation se prémunit contre leur malveillance » (« man taεallama luγata qawmin a:mana carra-humu »), pensent qu’enseigner tamazight reviendrait à dévoiler nos secrets aux non-berbérophones, qui seraient, selon eux, des ennemis.

Dans leur discours (syndicaux ou politiques), ils préfèrent s’exprimer dans les langues dites de « prestige », néanmoins ce discours contient deux formules de politesse en tamazight : celle introductive azul fell-awen et conclusive tanemmirt. Animés par une certaine autosatisfaction, et armés de clichés et autres stéréotypes solidement ancrés dans leur esprit, ils considèrent la tradition comme étant de l’ordre du « sacré » ; par conséquent ils s’opposent, résistent farouchement à tout changement, à toute innovation qui toucherait tamazight.

Cette attitude est observable, entre autres, chez nos collègues des départements de langue et culture amazighes : ils font de tamazight une langue dont on parle, par opposition à la langue que l’on parle, c'est-à-dire qu’il la confine dans le statut de langue objet (tradition fondée dès la fin du 19e siècle par les berbérisants occidentaux). Chez les gens de cette « veine », qui s’opposent à tout usage de la terminologie et de la néologie, toute tentative d’innovation telle que la berbérisation des enseignements serait pure utopie. Chez ces gens-là, dirait Brel, on ne nomme pas car à quoi nous servirait-il de nommer les choses à partir du moment où elles ont été déjà nommées dans les autres langues qui nous seraient accessibles.

En guise de conclusion

Le « prestige » d’une langue, selon notre propre observation, n’est finalement pas tributaire de son degré d’élaboration : il est surtout fonction des attitudes positives de ses locuteurs, de leur degré d’attachement à elle et de l’intérêt qu’ils lui témoignent. Une langue comme tamazight, qui n’a aucun appui extérieur, si en plus elle est sous-estimée, négligée, méprisée par ses locuteurs, si la société censée lui donner vigueur la délaisse, si elle n’est ni langue maternelle ni langue « paternelle », à quoi servirait-il qu’un Etat quel qu’il soit — algérien, marocain, libyen, nigérien… — l’affuble d’un statut dût-il être celui de langue officielle ? Si l’élite, à l’image de la « communauté universitaire », se targue de parler tantôt en français tantôt en arabe dans les réunions des différentes instances de l’université, comment ne pas donner raison à la vieille qui disait que sa fille, bachelière, avait mieux à faire à la maison plutôt que de s’inscrire en licence de langue et culture amazighes. Dans une université où des collègues qui dissuad(ai)ent les étudiants de s’inscrire en tamazight, comment ne pas se rendre à l’évidence que cette université d’où sont partis tous les mouvements identitaires constitue la tombe de tamazight. L’exemple du gaélique étant à ce titre plus qu’édifiant, dont il ne resterait que le port du kilt chez les Ecossais dans des occasions plus ou moins folkloriques, il y a lieu de s’inquiéter de l’avenir de tamazight, langue et culture.

La « communauté universitaire » de Bgayet, que nous avons choisie pour notre observation, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres ; notre terrain aurait pu être un autre groupe et nous croyons sans grand risque d’erreur pouvoir extrapoler notre propos sur les attitudes à l’ensemble de la « société kabyle ». Nous n’en voulons pour preuve que le fait incontestable de l’avance que semble avoir pris l’Etat sur la société en matière de présence graphique de tamazight, même si, en revanche, cette dernière emble être très en avance sur l’université.

Ce sont là les termes de la vérité que nous voulions rétablir, celle-ci dût-elle être la nôtre propre. Dont acte.

(*) Enseignants de tamazight à l’université de Bgayet